TTP - chap.VII - §§11-18 : Les difficultés de la méthode d’interprétation.

  • 10 avril 2006


A. §11 : dues à l’imperfection de la connaissance de l’hébreu.

[11] En premier lieu une grande difficulté naît de ce que cette méthode exige une connaissance complète de la langue hébraïque. D’où tirer cette connaissance ? Les anciens hébraïsants n’ont rien laissé à la postérité concernant les fondements de cette langue et sa connaissance. Du moins n’avons-nous rien d’eux : ni un Dictionnaire, ni une Grammaire, ni une Rhétorique ; la nation hébraïque a perdu tout ce qui fait l’honneur, l’ornement d’une nation (cela n’est pas étonnant après qu’elle a souffert tant de désastres et de persécutions), sauf quelques débris de sa langue et de sa littérature. Presque tous les noms des fruits, des oiseaux, des poissons, et beaucoup d’autres ont péri par l’injure du temps. De beaucoup de noms et de verbes qui se rencontrent dans la Bible, la signification est ou bien totalement inconnue où controversée. Elle nous fait donc défaut et encore plus la connaissance des tours propres à cette langue hébraïque ; le temps qui dévore tout, a aboli de la mémoire des hommes presque toutes les phrases et manières de dire propres aux Hébreux. Nous ne pourrons donc pas, comme nous le désirons, rechercher pour chaque texte tous les sens acceptables suivant l’usage de la langue, et il se rencontrera de nombreux passages contenant des mots très connus dont le sens sera cependant très obscur et tout à fait insaisissable.

B. §§12-14 : dues à la nature de l’hébreu : ses ambiguïtés.

[12] A ce fait que nous ne pouvons avoir une connaissance parfaite de l’hébreu, s’ajoute la constitution même et la nature de cette langue ; tant d’ambiguïtés en proviennent qu’il est impossible de trouver une méthode [1] permettant de déterminer avec certitude le sens de tous les textes de l’Écriture. Outre les causes d’ambiguïté communes à toutes les langues en effet, il s’en trouve de particulières à l’hébreu et qui donnent naissance à de très nombreuses ambiguïtés ; je pense qu’il vaut la peine de les noter ici.

En premier lieu l’ambiguïté et l’obscurité du texte naît souvent dans la Bible de ce que les lettres ressortissant au même organe sont prises l’une pour l’autre. Les Hébreux divisaient en effet toutes les lettres de l’alphabet en cinq groupes à cause des cinq organes buccaux qui servent à les prononcer : les lèvres, la langue, les dents, le palais et le gosier. Par exemple les lettres Aleph, Ghat, Hgain, He, sont appelées gutturales et, presque sans aucune différence, à nous connue du moins, l’une s’emploie pour l’autre. Ainsi el, qui signifie vers, est souvent pris pour hgal, qui signifie sur, et inversement. Par là il arrive souvent que toutes les parties d’un texte sont rendues ambiguës ou sont comme des sons sans signification.

Une deuxième cause d’ambiguïté réside dans les significations multiples des conjonctions et des adverbes. Par exemple vau sert indistinctement à conjoindre et à distinguer, signifie et, mais, parce que, cependant, alors. Le mot ki a sept ou huit significations : parce que, bien que, si, quand, de même que, que, combustion, etc. Et il en est ainsi de presque toutes les particules.

Une troisième cause qui est la source de beaucoup d’ambiguïtés, est que les verbes n’ont à l’Indicatif ni Présent ni Imparfait, ni Plus-que-Parfait, ni Futur antérieur et autres temps très employés dans les autres langues ; à l’Impératif et à l’Infinitif tous les temps manquent, sauf le Présent, et au Subjonctif tous absolument ; à la vérité des règles bien déduites des principes de la langue permettraient de suppléer à ces temps et à ces modes manquants avec facilité et même avec la plus grande élégance ; toutefois les écrivains les plus anciens les ont complètement négligées et ont employé indistinctement le temps Futur pour le Présent et le Prétérit, et au contraire le Prétérit pour le Futur, et en outre l’Indicatif pour l’Impératif et le Subjonctif, non sans qu’il en résultât de nombreuses amphibologies.

[13] Outre ces trois causes d’ambiguïté, il faut en signaler deux autres qui ont l’une et l’autre beaucoup plus de gravité. La première est que les Hébreux n’ont pas de lettres figurant les voyelles. La deuxième, qu’ils n’avaient pas accoutumé de diviser les discours écrits, non plus que d’en rendre la signification plus expresse, c’est-à-dire de la renforcer, par des signes. Et sans doute à ces deux défauts il a pu être suppléé par des points et des accents ; mais nous ne pouvons avoir confiance en ces deux moyens, attendu qu’ils ont été inventés et institués par des hommes d’un âge postérieur dont l’autorité ne doit compter pour rien. Les anciens écrivaient sans points (c’est-à-dire sans voyelles et sans accents), comme l’établissent de nombreux témoignages ; les points sont une addition postérieure, du temps où l’on crut devoir interpréter la Bible ; ceux que nous avons maintenant, comme aussi les accents, ne sont donc que des interprétations modernes et ne méritent pas plus de foi, ne font pas plus autorité que les autres explications. Ceux qui ignorent cette particularité, ne savent pour quelle raison l’on doit excuser l’auteur de l’Épître aux Hébreux d’avoir interprété au chapitre XI, verset 21, le texte de la Genèse (chap. XLVII, v. 31) tout autrement qu’il ne l’est dans le texte ponctué ; comme si l’Apôtre avait dû apprendre le sens de l’Écriture de ceux qui l’ont ponctuée ! Pour moi ce sont bien plutôt ces derniers qu’il faut accuser ; pour que chacun puisse en juger et voir en même temps que cette divergence a pour origine uniquement le défaut de voyelles, je vais donner ici les deux interprétations. Le texte ponctué se lit comme il suit : et Israël se courba sur ou (en changeant la lettre Hgain en Aleph qui est du même groupe) vers la tête du lit ; l’Auteur de l’Épître en revanche lit : et Israël se courba sur la tête du bâton, remplaçant le mot mita par mate, qui n’en diffère que par les voyelles. Or, comme il est question, à ce moment du récit, de la vieillesse seulement de Jacob et non, comme dans le chapitre suivant, de sa maladie, il paraît plus vraisemblable que l’historien ait voulu dire : Jacob se courba sur la tête du bâton (Les vieillards à un âge très avancé ont en effet besoin d’un bâton pour se soutenir) et non du lit ; d’autant que, de cette façon, il n’est nécessaire de supposer aucune substitution de lettre. Par cet exemple je n’ai pas voulu seulement rétablir l’accord entre le texte de l’Épître aux Hébreux et celui de la Genèse, mais surtout montrer combien peu de confiance on peut avoir dans les points et les accents modernes : celui donc qui veut interpréter l’Écriture sans préjugés, est tenu de considérer comme douteux le texte ainsi complété et d’en reprendre l’examen à nouveau.

[14] Telles étant, pour revenir à notre propos, la constitution et la nature de la langue hébraïque, on peut concevoir aisément que tant de passages ambigus se rencontrent, qu’il n’y ait pas de méthode permettant de déterminer le vrai sens de tous. Il n’est pas à espérer en effet que, par une collation de textes (seule voie, nous l’avons montré, pour parvenir au véritable sens d’un texte qui, d’après l’usage de la langue, en admet plusieurs autres), on le puisse dans tous les cas ; d’une part en effet cette collation de textes ne peut éclaircir un passage que par chance, attendu qu’aucun Prophète n’a écrit expressément pour faciliter l’explication des paroles d’un autre ou des siennes propres ; d’autre part, nous ne pouvons conclure la pensée d’un Prophète ou d’un Apôtre de celle d’un autre, sauf dans ce qui concerne l’usage de la vie, comme nous l’avons déjà fait voir avec évidence ; mais non quand ils parlent de choses d’intérêt spéculatif, c’est-à-dire racontent des miracles ou des histoires. Je pourrais montrer encore par quelques exemples que beaucoup de textes inexplicables se rencontrent dans L’Écriture Sainte ; toutefois pour le moment j’aime mieux surseoir et je passe aux autres observations que j’ai à faire sur la difficulté que présente la vraie méthode d’interprétation de l’Écriture et les défauts auxquels elle ne peut remédier.

C. §15 : dues à l’incertitude de nos connaissances historiques concernant l’écriture et la transmission des Livres.

[15] Une autre difficulté dans cette méthode provient de ce qu’elle exige la connaissance historique des circonstances particulières propres à tous les Livres de l’Écriture, connaissance que très souvent nous n’avons pas. De beaucoup de livres en effet nous ignorons complètement les auteurs ou (si l’on préfère) nous ignorons quelles personnes les ont écrits, ou encore nous avons à leur sujet des doutes, comme je le montrerai abondamment par la suite. En second Lieu nous ne savons pas non plus à quelle occasion et en quel temps ces livres dont nous ignorons les véritables auteurs, ont été écrits. Nous ne savons pas davantage en quelles mains tous ces livres sont tombés, de qui proviennent les manuscrits originaux où tant de leçons différentes se sont trouvées ; si enfin de nombreuses autres leçons ne se rencontraient pas dans des manuscrits d’une autre provenance. J’ai brièvement indiqué en son lieu de quelle importance étaient toutes ces circonstances. J’ai cependant omis à dessein certaines considérations que j’ajouterai ici. Quand nous lisons un livre contenant des choses incroyables et non percevables, ou encore un livre écrit dans des termes extrêmement obscurs, si nous ne savons qui en est l’auteur, en quel temps et à quelle occasion il a été écrit, c’est en vain que nous cherchons à en connaître le sens. Dans l’ignorance où nous sommes de toutes ces circonstances, nous ne pouvons du tout savoir quelle était ou quelle a pu être l’intention de l’auteur ; au contraire quand nous connaissons exactement tout cela, nous réglons nos pensées de façon à être libres de tout préjugé, je veux dire que nous n’accordons à l’auteur ou à celui pour qui il a écrit, rien de plus ni de moins que ce qu’il mérite et nous ne nous représentons d’autres objets que ceux que l’auteur a pu avoir dans l’esprit. Cela, je pense, est évident pour tous. Très souvent il arrive que nous lisions des histoires très semblables dans des livres différents et que nous en jugions très diversement par suite de la diversité des opinions que nous avons des auteurs. Je sais avoir lu dans un certain livre qu’un homme portant le nom de Roland furieux avait accoutumé de monter un monstre ailé dans l’air, de voler par toutes les régions à sa guise, de massacrer à lui seul un très grand nombre d’hommes et de géants et autres choses fantastiques du même genre que l’esprit ne perçoit en aucune façon. J’avais lu dans Ovide une histoire très semblable se rapportant à Persée et une autre enfin dans les livres des Juges et des Rois sur Samson (qui seul et sans armes massacra mille hommes) et sur Elie qui volait dans les airs et finit par gagner le ciel avec des chevaux et un char de feu. Ces histoires, dis-je, sont très semblables ; cependant nous portons sur chacune d’elles un jugement bien différent : le premier auteur n’a voulu écrire que des frivolités ; le second, des choses ayant un intérêt politique ; le troisième, des choses sacrées. Nous ne nous persuadons cela qu’en raison de l’opinion que nous avons des auteurs. Il est ainsi établi que la connaissance des auteurs qui ont écrit des choses obscures ou inintelligibles est nécessaire avant tout pour l’interprétation de leurs écrits. Pour les mêmes causes nous ne pouvons, parmi les différentes leçons d’un texte rapportant des histoires obscures, choisir la vraie, qu’autant que nous savons de qui proviennent les manuscrits originaux où se rencontrent ces leçons, et si de nombreuses autres leçons ne se sont pas trouvées dans d’autres manuscrits provenant d’hommes d’une autorité plus grande.

D. §16 : dues à l’incertitude quant à la langue originale de certains livres.


[16] Une autre difficulté enfin que présente l’interprétation suivant cette méthode de certains livres de l’Écriture, consiste en ce que nous ne les possédons pas dans la langue originale, celle dont se sont servis ceux qui les ont écrits. L’Évangile selon saint Matthieu et sans doute aussi l’Épître aux Hébreux furent, suivant l’opinion commune, écrits en hébreu et cependant le texte hébreu n’existe plus. A l’égard du livre de Job on se demande en quelle langue il a été écrit. Aben Ezra, dans ses commentaires, affirme qu’il a été traduit en hébreu d’une autre langue et que c’est là ce qui le rend obscur. Je ne dis rien des livres apocryphes dont l’autorité est de beaucoup inférieure.

E. §§17-18 : conclusion sur la méthode : certitude de la méthode concernant les enseignements moraux essentiels.

[17] J’ai ainsi passé en revue, suivant mon dessein, toutes les difficultés que présente cette méthode d’interprétation de l’Écriture par l’examen critique des données de l’histoire à son sujet. Je les juge si grandes que je n’hésite pas à le dire : en bien des passages le sens de l’Écriture nous est inconnu ou encore nous le devinons sans avoir aucune certitude. Mais, il importe de le répéter, toutes ces difficultés peuvent seulement empêcher que nous ne saisissions la pensée des Prophètes à l’égard de choses non percevables et que l’on ne peut qu’imaginer ; il n’en est pas de même à l’égard des choses que nous pouvons saisir par l’entendement et dont nous formons aisément un concept [2] : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, on ne peut jamais les dire si obscurément qu’elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : à celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n’a écrit que des choses extrêmement simples et hautement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet et être assuré d’avoir trouvé le vrai sens, point n’est besoin d’une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; inutile aussi de connaître la vie de l’auteur, le but où il tendait et ses mœurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d’Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur des matières qui de leur nature sont percevables. Nous conclurons donc que nous parviendrons très facilement par la connaissance historique de l’Écriture telle que nous pouvons l’établir, à saisir la pensée de l’Écriture quand il s’agira d’enseignements moraux et que nous en connaîtrons dans ce cas le sens avec certitude. Les enseignements de la piété vraie s’expriment en effet avec les mots les plus usités, parce qu’ils sont très communs et non moins simples et faciles à entendre ; comme d’ailleurs le salut véritable et la béatitude consistent dans le repos de l’âme et que nous ne pouvons trouver le vrai repos que dans ce que nous connaissons très clairement, il est évident que nous pouvons saisir avec certitude la pensée de l’Écriture ayant trait aux choses essentielles au salut et nécessaires à la béatitude. Il n’y a donc pas à s’inquiéter du reste, puisque, ne pouvant le saisir le plus souvent par la Raison et l’entendement, nous devons le tenir pour plus curieux qu’utile.

[18] Je pense ainsi avoir fait connaître la vraie méthode d’interprétation de l’Écriture et suffisamment expliqué ma manière de voir à ce sujet. Je n’en doute pas d’ailleurs, chacun verra maintenant que cette méthode n’exige d’autre Lumière que la Naturelle. La nature et la vertu de cette lumière consistent en ce qu’elle déduit et conclut par voie de légitime conséquence les choses obscures de celles qui sont connues ou de celles qui sont données comme connues ; notre méthode n’exige rien d’autre. Et sans doute nous accordons qu’elle ne suffit pas à rendre clair tout le contenu de la Bible, mais cela ne provient pas de ce que la méthode elle-même serait défectueuse ; cela provient de ce que la voie qu’elle enseigne, qui est la droite et la vraie, n’a jamais été suivie ni frayée par les hommes, de sorte qu’à la longue elle est devenue très ardue et presque impraticable ; je pense que cela est bien clairement établi par ce que j’ai rapporté des difficultés qu’on y trouve.



[1Voir note VII .

[2Voir note VIII .

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