Deleuze

La contradiction de l’amour

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Devenir amoureux, c’est individualiser quelqu’un par les signes qu’il porte ou qu’il émet. C’est devenir sensible à ces signes, en faire l’apprentissage (...). Il se peut que l’amitié se nourrisse d’observation et de conversation, mais l’amour naît et se nourrit d’interprétation silencieuse. L’être aimé apparaît comme un signe, une « âme », il exprime un monde possible inconnu de nous. L’aimé implique, enveloppe, emprisonne un monde, qu’il faut déchiffrer, c’est-à-dire interpréter. Il s’agit même d’une pluralité de mondes ; le pluralisme de l’amour ne concerne pas seulement la multiplicité des êtres aimés, mais la multiplicité des âmes ou des mondes en chacun d’eux. Aimer, c’est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l’aimé. C’est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde », ni même de notre type. C’est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d’une femme, mais qui se reflètent alors d’un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus (...).

Il y a donc une contradiction de l’amour. Nous ne pouvons pas interpréter les signes d’un être aimé sans déboucher dans ces mondes qui ne nous ont pas attendu pour se former, qui se formèrent avec d’autres personnes, et où nous ne sommes d’abord qu’un objet parmi les autres. L’amant souhaite que l’aimé lui consacre ses préférences, ses gestes et ses caresses. Mais les gestes de l’aimé, au moment même où ils s’adressent à nous et nous sont dédiés, expriment encore ce monde inconnu qui nous exclut. L’aimé nous donne des signes de préférence ; mais comme ces signes sont les mêmes que ceux qui expriment des mondes dont nous ne faisons pas partie, chaque préférence dont nous profitons dessine l’image du monde possible où d’autres seraient ou sont préférés. (...) La contradiction de l’amour consiste en ceci : les moyens sur lesquels nous comptons pour nous préserver de la jalousie sont les moyens mêmes qui développent cette jalousie, lui donnant une espèce d’autonomie, d’indépendance à l’égard de notre amour.

Gilles DELEUZE, Proust et les signes, P.U.F.,« Quadrige », 2003, p. 14-15.