La fin de l’histoire [1] : l’expression est à la mode, ou l’a été pendant un bon moment : peut-être est-ce surtout le marxisme qui en porte la responsabilité ou en a le mérite, peut-être est-ce une certaine interprétation, de valeur d’ailleurs douteuse, de la philosophie hégélienne. Peu importe. La thèse, en tout cas, est connue : nous vivons encore dans l’histoire, mais le moment approche où nous en sortirons, où nous en serons sortis ; bien plus, en droit, l’histoire est déjà arrivée à son terme, et ce n’est que par la faute de notre inconscience qu’elle dure encore dans les faits, que, pour parler concrètement, nous connaissons encore des guerres et des révolutions, des injustices et des luttes libératrices ; si elles sont nécessaires pour rendre visibles, aux obtus que nous sommes, ce que la pensée d’hommes clairvoyants a déjà discerné, depuis longtemps, comme la fin inévitable et en même temps heureuse de l’histoire, elles ne sont plus justifiées au jugement de la raison.

Il sera utile de s’entendre sur les termes que nous venons d’employer. La fin de l’histoire peut être une fin par extinction de l’homme, sujet de l’histoire, par la disparition de l’humanité, soit qu’elle se détruise elle-même, soit que la lente transformation des conditions naturelles conduise au même résultat. Parler d’histoire n’aurait alors plus de sens seul de tous les êtres que nous connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de son passé et, par extension, de celui de la terre, des animaux, du cosmos : aucun être non-humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun n’anticipe son avenir, parce qu’aucun n’est doué de langage, c’est-à-dire de pensée, et qu’aucun ne peut parler du possible, de cette toile de fond sur lequel le réel se détache pour devenir significatif. Il n’y a pas d’histoire pour qui n’est pas capable de dire : cela aurait pu se passer autrement et de comprendre ainsi ce qui s’est passé réellement. L’humanité disparue, il n’y aurait plus d’histoire. Et ce qui se produirait - se produira, dira le pessimiste - en cas de suicide de l’humanité se produira de façon encore plus radicale, si l’on peut dire, en cas de disparition de notre monde : si le second principe de la thermodynamique décrit correctement le cours des événements - et aucun physicien n’en doute -, l’état final de l’univers sera caractérisé par l’absence de tout ce qu’on pourrait appeler organisation ou ordre, une sorte de magma de particules remplirait l’espace et, même pour un esprit qui survivrait par miracle, il n’y aurait plus d’événements à observer, - hypothèse sans fondement pour autant que nous soyons renseignés, mais non absurde.

Mais il est bien clair que ce n’est pas à cette fin de l’histoire qu’on pense quand on nous en promet la fin. On n’imagine pas la liquidation radicale du temps, ni la cessation des événements, ni la mort universelle, on parle de la fin de l’histoire comme d’un événement souhaitable, aux conséquences agréables et joyeuses. On suppose, par conséquent que, une fois passé le moment décisif, des êtres humains seront encore là pour profiter de l’avènement de ce que nous pouvons peut-être appeler la post-histoire. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour ajouter que le temps continuera de courir après cette fin de l’histoire et, comme le temps n’est présent que dans les événements et qu’un temps vide peut être pensé abstraitement, mais ne peut pas être vécu, les hommes, après comme avant la fin de l’histoire, vivront comme à l’accoutumé. La fin de l’histoire, en inférerons-nous, ne peut pas signifier, non plus, que rien n’arrivera plus aux individus : ils continueront à naître, vivre et mourir, à être heureux et malheureux, insatisfaits ou contents, bien que les occasions de leurs joies et de leurs tristesses puissent bien être autres qu’elles ne sont pour nous. Après la fin de l’histoire, ce sera toujours la môme histoire, si nous prenons « la même histoire » au sens le plus courant et le plus familier.

Mais alors serait-il insensé de parler de la fin de l’histoire et dirait-on une simple absurdité, parlant tantôt d’une fin matérielle qui n’intéresserait personne, puisqu’il n’y aurait plus personne pour s’y intéresser, tantôt d’un changement illusoire dans lequel rien d’essentiel ne changerait ? On serait tenté de l’affirmer - si seulement la fin de l’histoire n’était pas une idée tellement répandue, si seulement l’humanité n’était pas unanime à considérer l’histoire, il faut bien le dire, comme un mal, et cela au point qu’elle n’espère pas seulement, presque partout, d’en être délivrée dans un millenium à venir, mais qu’elle se trouve, partout encore, amenée à expliquer la naissance de ce mal : la fin de l’âge d’or, la fin de la vie au paradis terrestre, la retraite des dieux et des héros, qu’indiquent-elles sinon le sentiment, la conviction que l’humanité historique est dans une mauvaise passe - passe dont elle ne peut pas ne pas souhaiter sortir ? Nous serions bien présomptueux si nous voulions appeler folle l’humanité entière et aberrants ses rêves les plus antiques et les plus tenaces.

Il se peut, cependant, que cette observation ne nous aide pas seulement à être modestes, mais encore à mieux comprendre de quoi il s’agit. Ce, qu’on veut voir arriver à sa fin, c’est, évidemment, non pas l’histoire, mais la mauvaise histoire, l’histoire en tant que mal. Au fond, et ce fond se montre maintenant, on ne veut pas la fin de l’histoire, mais la fin du mal et des maux - la fin, non pas de l’histoire, mais d’une histoire qui est mauvaise parce qu’histoire d’une époque dominée par le mal et la souffrance. L’humanité ne désire pas sa propre disparition, elle ne rêve pas, non plus, du moins dans notre tradition méditerranéenne, grecque et judéo-chrétienne, de l’entropie totale ou du nirvânâ, elle veut vivre et assister à des événements, vivre le temps, son temps, mais vivre heureuse. Et elle constate qu’elle n’est pas encore heureuse, que l’histoire n’est pas encore ce qu’elle voudrait qu’elle fût, qu’elle est encore fatalité aveugle, suite d’accidents imprévisibles et, la plupart du temps, désagréables, histoire subie et qu’il faut bien supporter, mais qu’on n’a pas choisie et n’aurait pas eu l’idée de choisir.

La fin de l’histoire prend ainsi un tout autre sens : la fin, c’est maintenant le but, ce que l’homme, ce que l’humanité visent, ce qu’ils attendent ou ce qu’ils veulent atteindre. La fin de l’histoire, c’est la fin de nos malheurs, de ces malheurs dont nous ne nous trouvons pas responsables, qui nous arrivent, nous tombent dessus. Il semble bien qu’il en ait été toujours ainsi ; mais si le désir est omniprésent, s’il est difficile de trouver une époque, une civilisation qui ne l’aient connu, il n’en est pas moins frappant que nous soyons les premiers à formuler ce désir comme nous le faisons. En effet, l’humanité a toujours désiré la fin de ses souffrances, elle a toujours été convaincue que ses malheurs, s’ils étaient de sa faute, n’étaient pourtant pas imputables aux vivants, ne relevaient pas de la mauvaise volonté des individus composant l’humanité actuelle : ils provenaient d’une faute commise aux débuts des temps, ils remontaient à une lutte entre des divinités bonnes et mauvaises, à une fatalité aveugle, et l’humanité espérait la fin de cette mauvaise histoire d’un événement extérieur, d’un miracle, d’un autre tour de la roue du sort. En un mot, on espérait ; nous autres, nous ne nous limitons pas à l’espoir, et si l’espérance est nécessaire afin que l’homme entreprenne, cette espérance, maintenant, veut : l’homme veut la fin des temps historiques, autrement dit, il veut que la violence, l’injustice, la- souffrance non coupable cessent et disparaissent. Plus simplement encore, l’homme, à notre époque, agit, veut agir, voudrait agir, prétend agir, en tout cas, se comprend comme être agissant, et agissant en vue de la fin de cette histoire qu’il ne connaît que trop bien. Il se sent responsable, sinon individuellement, du moins comme membre de la communauté humaine, et il affirme que, si l’histoire dure encore, c’est de sa faute et qu’il doit changer, qu’il peut changer le cours des choses.

Cela est nouveau. Les causes et raisons de ce changement, plus révolutionnaire que tout ce qu’on appelle révolutions, sont claires : l’homme, pour la première fois, se considère comme ouvrier, producteur, transformateur des conditions, de sa propre vie, maître et seigneur de la nature d’abord, de l’histoire ensuite. La fatalité existe encore pour l’individu, et il se peut que, pour l’individu, elle ne disparaisse jamais. Mais l’homme en tant qu’espèce, plus exactement comme membre d’une communauté mondiale du travail qui lutte avec la nature et contre le besoin, ne connaît rien qui, en principe, échappe à son emprise : si la vie n’est pas ce qu’elle doit être, c’est que lui-même n’a pas fait le nécessaire pour qu’il en soit autrement. La fin de l’histoire est en vue, dit-il, puisque nous voyons ce qu’elle doit être et que nous sommes à même de la mener à son but. Sans doute, nous pouvons échouer ; mais l’échec encore sera notre échec, non la cécité du sort ou la méchanceté d’une puissance malveillante.

Mais qu’est donc cette fin de l’histoire ? Puisque nous sommes si sûrs de notre succès, ou du moins de notre responsabilité en cas de catastrophe, nous devrions bien être capables d’indiquer avec précision ce que nous voulons. Le sommes-nous ? Quelqu’un parmi ceux qui en parlent l’a-t-il été ? Constatation surprenante, il ne paraît pas qu’il en soit, qu’il en ait été rien. Nous ne savons pas ce que nous voulons, nous savons seulement ce que nous ne voulons pas. Faut-il en conclure que nous n’aurions échappé à l’absurdité du fatum que pour tomber dans celle d’un projet insensé, et que nous serions des êtres qui ne savent pas ce qu’ils veulent, et le veulent d’autant plus intensément, d’autant plus passionnément ?

Le reproche, reproche que nous aurions à nous faire à nous-mêmes, serait certainement fondé s’il s’agissait de prédiction ou de l’exécution d’un plan global établi à l’avance. Heureusement pour nous, il n’en est pas, bien plus, il n’en saurait être question. Que voulons-nous ? Une vie bonne, un monde humain. Qu’est la vie bonne, le monde vraiment humain ? Nous l’ignorons, nous savons seulement que notre vie et notre monde ne sont pas ce qu’ils devraient être. Est-ce peu de chose ? Ce que nous venons de dire de façon négative, ne pourrions-nous pas l’exprimer facilement dans des termes positifs ? Nous voulons être libres de ce qui nous opprime, nous inquiète, nous empêche d’être nous-mêmes, d’être heureux, - et peu de gens douteront qu’il ne s’agisse, avec un tel programme, de ce qui est positif au plus haut point. Il n’en reste pas moins que la liberté n’est que l’absence de contrainte, le bonheur, l’état qui suivra celui de malheur et de la peur du malheur, quelque chose, dirions-nous, de positif en soi, mais que nous n’arrivons à exprimer qu’à l’aide de négations absence de malheur, absence de contrainte. Ce qui nous nie, nous voulons qu’il disparaisse, et nous sommes convaincus que la vraie vie, la vie vraiment humaine, contente et heureuse commencera et durera à partir de cette fin de l’histoire. Cela est positif, cela est même le positif tout court pour l’homme. Mais, et c’est pourquoi nous ne pouvions en parler qu’en termes de négativité, si nous devons être libres et nous-mêmes, rien ni personne, et surtout pas les êtres non libres que nous sommes aujourd’hui, ne peut, ne doit vouloir déterminer à l’avance le contenu de cette vie à venir, qui ne serait pas libre si elle pouvait être déterminée à l’avance on ne peut pas, je ne peux pas m’imposer le contenu de mon bonheur futur, et je dois respecter ma liberté à venir, mon bonheur attendu, l’accomplissement de moi-même par moi-même, si je ne veux pas tomber dans des contradictions qui rendraient incohérente toute ma pensée, tout mon plan. Je peux savoir - qu’on ne croie pas que cela soit si simple - ce que je ne veux pas, ce que tout homme raisonnable ne doit pas, ne peut pas vouloir, ce qui nie, ici et maintenant, le sens de la vie humaine et sa dignité ; je peux et je dois essayer, tenter avec le plus haut sérieux, de porter remède à ce qui défigure et déshonore l’humanité - et pour cette raison même, je ne dois pas prescrire à la liberté son action positive.

On voit bien qu’il s’agit de quelque chose de très démodé, de morale  : la fin de l’histoire, c’est la fin de la vie immorale. Entendons-nous : il ne s’agit pas d’imposer aux individus, aux nations, aux générations telle morale positive et de leur procurer un bonheur qui pourrait bien ne pas être à leur goût, de répéter la tentative de trop de tyrans et de trop de parents tyranniques de « faire le bonheur » de leurs peuples et de leurs enfants. On ne fait pas le bonheur, on peut tout au plus - et c’est beaucoup et si difficile que, jusqu’ici, on n’y a réussi que dans des limites très étroites - faire disparaître les causes et raisons du malheur, de l’injustice, de l’oppression, du besoin matériel, du manque de cette culture sans laquelle personne ne peut seulement concevoir le bonheur, un état de contentement de soi-même et du monde, où l’on ne courra plus après des distractions qui ne réussissent jamais à la longue à faire oublier l’insatisfaction profonde. Ce que vise la morale, pour paradoxale que paraisse une telle formule, c’est de me libérer à la liberté, à la responsabilité, à la possibilité de mon bonheur, possibilité qui coexiste avec celle de tout autre. En dernière analyse, c’est la possibilité de trouver un sens à la vie, non arbitrairement, mais dans les limites de la raison.

La fin de l’histoire ? Ce n’est rien d’autre que ce que vise la morale, ce que toute morale, religieuse, traditionnelle, philosophique a visé depuis toujours. L’homme sera libre, il sera heureux en sa liberté, plus exactement, il aura dans sa liberté la possibilité de découvrir le sens de la vie et du monde - car il pourra refuser et la liberté et le bonheur -, quand la morale aura réalisé son monde, dans la mesure où elle l’aura réalisé, et l’histoire sera finie, la mauvaise histoire sera arrivée à sa bonne fin, quand l’homme aura fait ce qu’il se sait être tenu de faire par la morale de la liberté, quand il aura vaincu la nature, pour revenir à ce langage qui caractérise notre temps - la nature, ajouterons-nous avec des termes moins modernes, aussi bien intérieure qu’extérieure -, quand il aura cessé d’être animal, passion aveugle, désir irréfléchi, et quand, en même temps qu’il se sera pris en main, il aura subjugué la nature extérieure pour la mettre au service, non pas des appétits instinctuels de Pierre et de Paul, mais des exigences raisonnables de tout homme qui veut vivre sa vie, dans la dignité et dans le contentement. La fin de l’histoire dépend de la double action de l’homme, sur la nature, et sur lui-même.

Sommes-nous au bout de nos réflexions ? En un certain sens, oui, puisque nous savons maintenant ce que nous voulons dire quand nous parlons de la fin de l’histoire. Mais un point inquiétant demeure : un monde dans lequel nous serons libres, où chacun de nous pourra mener une vie qui aura un sens pour lui et qui ne sera pas en conflit avec celles des autres, un tel monde n’est-il pas un rêve ? Et s’il n’est pas un rêve, avons-nous le moindre espoir de le voir ? Il faut agir en vue de la réalisation de ce monde, et cette règle, on pourrait le montrer formellement, est tellement sûre que tout être pensant doit s’y soumettre s’il ne veut pas renoncer au titre d’être pensant. Cependant, si nous sommes obligés d’agir, de travailler, de peiner en vue de cette fin, ne proclamons-nous pas par, là que nous sommes malheureux, que nous vivons dans l’insatisfaction, dans la crainte et dans le besoin ? Sinon pourquoi agirions-nous, penserions-nous seulement à une action, à un plan, à un but ?

Il est vrai, et mieux vaut l’admettre, que nous ne connaissons pas le monde dont nous parlons et ne pouvons pas ne pas parler. Nous restons enfoncés dans l’histoire, dans la mauvaise histoire, sinon jusqu’au cou, en tout cas beaucoup plus profondément que nous ne voudrions l’être. Il est vrai que nous sommes obsédés, assiégés par la crainte de l’avenir : il suffit de constater la prospérité des industries de somnifères moraux et autres, l’accroissement de la clientèle des spécialistes de l’équilibre des autres et qui n’atteignent pas nécessairement le leur propre, les violences gratuites, les crimes pas même intéressés, les suicides des gens à succès. Suspendus entre la crainte et l’espoir, nous ne vivons pas, comme on dit dans un langage qui n’est pas moins juste pour être familier. Et nous voulons parler de bonheur ? Ne serait-il pas plus raisonnable, plus modeste, de parler de soulagement et de palliatif ?

Mais, ici comme souvent, l’honnête aveu comporte sa récompense. Car tout ce que nous avons dit, ne nous renvoie-t-il pas à une idée positive du bonheur ? En effet, nous agissons ; et nous le faisons parce que nous y sommes poussés. Mais nous n’agissons pas pour agir, nous agissons pour n’avoir plus à agir, du moins, pour n’avoir plus à agir sur le plan de l’histoire, cette histoire que nous avons reconnue comme celle de la violence et de la passion, de la crainte de ces malheurs qui fondent sur nous. Nous agissons, pour reprendre cette expression de tous les jours, pour vivre enfin vraiment, dans le présent, pour jouir de ce qui est, de ce qui est beau, bon, sensé. Or, s’il en est ainsi, nous n’avons pas parlé de quelque chose d’inconnu, de transcendant, d’infiniment distant, mais de ce que chacun a connu et connaît aux moments où il rencontre la nature belle, l’art, la poésie, la vie dans la présence de l’esprit et du sentiment, l’être humain dans l’amour - à ces moments où il n’est plus intéressé, n’attend rien, ne craint rien, mais est tout présent à la présence de quelque être, naturel, humain, sur-humain, sur-naturel s’il est croyant, qui ne veut rien de lui, dont il ne veut rien, et dont la simple présence le remplit. Et c’est ainsi que nous comprenons positivement pourquoi personne ne peut nous prescrire le contenu de notre bonheur, et que nous comprenons, en même temps, que le bonheur n’est pas une invention romantique : il l’est si peu que nous pouvons sortir de l’histoire à chaque instant, quand bien même nous n’en sortirions pas à tous les instants.

La fin de l’histoire, pour y revenir une dernière fois, c’est la fin de l’oppression qui empêche les hommes de se tenir ouverts pour ce qui est, en droit d’humanité, toujours à leur disposition. Elle ne signifie pas qu’il n’y aurait plus d’événements, ou que les hommes ne mourraient plus, ou que tous les amoureux seraient nécessairement heureux, tous les enfants doués, tous les humains bons et beaux. Elle ne signifie pas, non plus, qu’après la fin de l’histoire, il ne puisse plus y avoir de tragédies et de souffrances pour l’individu : au contraire, l’individu est défini par lé fait qu’il est toujours exposé aux conflits, aux déceptions, à ce qui menace toujours un être qui ne serait plus homme s’il ne dépendait plus que de lui-même. Mais les malheurs de l’homme libre et raisonnable dans un monde libre et raisonnable seront ses propres malheurs : encore dans la tragédie, c’est soi-même qu’il accomplira, lui-même qui s’accomplira, ce sera sa tragédie, non celle des circonstances, des conditions, des forces extérieures, et la lutte de deux sentiments ne sera pas celle de deux positions sociales, deux carrières, deux intérêts ou deux craintes, mais celle de deux individus qui auront choisi la tragédie parce qu’ils l’auront préférée aux accommodements, aux compromis, aux compromissions, à la trahison d’eux-mêmes. La fin de l’histoire ne signifie pas qu’aucun homme ne sera malheureux ; elle signifie que le malheureux aura voulu son malheur et que tout homme, à seule condition de le vouloir (non de le souhaiter ou de le rêver), sera heureux, parce que rien ne l’empêchera de vouloir l’être.

Nous n’en sommes pas là, sans doute. Mais il se pourrait que, dès maintenant, liberté, dignité et bonheur ne fussent plus hors de notre portée à nous, qui sommes les fortunés de notre époque, si nous voulons comprendre ce que, tout au fond de nous-mêmes, nous désirons et que, plus souvent que nous ne le croyons, nous pourrions obtenir et réaliser si nous transformions notre désir en volonté de bonheur et de présence, si nous ne nous contentions pas d’attendre la fin de l’histoire, d’une histoire que pourtant nous considérons comme bête et méchante, si nous cessions de croire que la maîtrise du monde extérieur et de la nature puisse nous faire accéder au royaume intérieur, ce royaume que les victimes du sort, il est vrai, ne sauraient même pas chercher, mais qui ne s’ouvre pas, non plus, aux plus riches, à ceux qui sont le mieux abrités du besoin et de l’oppression parce qu’ils sont ce qu’on appelle fortunés.

[1Texte d’une conférence prononcée dans un cercle privé, et publié dans la Revue de métaphysique et de morale, 75è année, n°4, Octobre-Décembre 1970, pp. 377-384