Platon

Les deux formes de l’art imitatif.

L’Étranger : J’ai, quant à moi, l’impression nette d’apercevoir deux formes de l’art imitatif. Mais, pour ce qui est de dire en laquelle des deux peut bien se trouver la nature en quête de laquelle nous sommes, je ne me juge pas encore capable de le savoir.
Théétète : Commence pourtant par nous dire, toi, et par nous distinguer quelles sont les deux formes dont tu veux parler !
L’Étranger : Je parle de deux formes, parce que si, dans cet art, je vois d’un coté un art de simulation, celui-ci existe principalement dans le cas où, se conformant aux proportions du modèle en longueur, largeur et profondeur, on réalise la production de la chose imitée, en lui donnant encore, par surcroît, les couleurs qui conviennent.
Théétète : Mais quoi ? n’est-ce pas ce qu’essaient de faire tous ceux qui imitent quelque chose ?
L’Étranger : Pas en tout cas tous ceux du moins qui ont occasion de modeler ou de peindre quelque ouvrage de grandes dimensions : si, en effet ils rendaient la proportion véritable propre à la beauté des choses, tu sais fort bien que les parties supérieures de l’ouvrage apparaîtraient plus petites qu’il ne faut, et les parties inférieures, de leur côté, plus grandes pour la raison que les premières sont par nous vues de loin tandis que les secondes le sont de près.
Théétète : Hé ! oui, absolument.
L’Étranger : L’une de ces deux choses, n’est-il donc pas juste, en tant qu’elle ressemble à l’objet réel, de l’en appeler « le semblant » ?
Théétète : Oui.
L’Étranger : Et l’espèce de l’art imitatif qui correspond à cette espèce d’objet, ne devons-nous pas l’appeler un « art de la simulation » ?
Théétète : Ainsi nous devons l’appeler !
L’Étranger : Qu’est-ce à dire ? Ce qui, du fait de n’être pas contemplé de point de vue qui est le bon, a l’apparence de ressembler à ce qui est réellement beau, mais qui, dans le cas où l’on a trouvé la possibilité de voir dans les conditions voulues d’aussi grands ouvrages, n’a même pas le semblant de ce à quoi il prétend ressembler, quel nom lui donnons-nous ? Puisque justement, tout en ayant l’apparence de ressembler, il ne ressemble pas cependant, ne l’appellerons-nous pas « apparence illusoire » ?
Théétète : Sans contredit !
L’Étranger : Or, dans l’ordre de la peinture, n’est-ce point là une partie de l’art dont l’importance est énorme, aussi bien que dans l’ordre tout entier de l’art imitatif ?
Théétète : Comment le nier ?
L’Étranger : Dès lors, l’art qui réalise une apparence illusoire à la place d’une simulation de la chose, ne le désignerions-nous pas très justement par le nom d’ « art de l’apparence illusoire » ?
Théétète : Avec beaucoup de justesse, oui !
L’Étranger : Voilà donc les deux espèces que je disais exister dans l’art de produire des simulacres : un art de la simulation et un art de l’apparence illusoire.

Platon, Le Sophiste, 235d-236c (Trad. L.Robin)