Un temps à venir : l’immaturité

Pour S. D.

Tout m’arrive comme si j’avais trouvé une vie déjà trop avancée. Je me mettrais bien au courant des choses qu’on trouve compliquées, mais je sais que ce sont les plus simples que me manquent, je ne veux pas tricher. les plus simples vraiment... (Jean Paulhan)

Est immature celui qui se trouve à la recherche des choses et de lui-même, celui qui ne dispose plus, ou pas encore, de critères pour juger ce qui l’entoure. Un innocent. Mais cette innocence ne renvoie pas à la pureté d’une origine perdue [1], elle est toujours à regagner eu égard à l’inscription dans la tradition. Provenant de l’oubli momentané des conventions, d’une absence à ce qu’on sait, elle est en quelque sorte une modalité de l’ignorance. Affirmer cette innocence ne veut nullement dire rejoindre une « nature première », c’est une façon nouvelle de revisiter le passé. L’innocent est celui qui ne sait plus, qui a oublié, et qui retrouve alors cette maladresse caractéristique des premiers essais. Il exerce son jugement plutôt que de simplement le porter, s’efforce de connaître ce que tout le monde sait déjà, s’obstine à découvrir ce qui semble déjà évident.

Dans Ainsi parlait Zarathoustra, ce regain d’innocence est présenté à travers la fable des trois métamorphoses : comment le chameau devient lion, comment le lion devient enfant, comment cet enchaînement lui-même est relancé à travers ces passages. C’est le premier des discours de Zarathoustra, et il peut aussi bien être lu comme une allégorie des épreuves qui attendent l’esprit en quête de connaissance et de liberté que comme un autoportrait fait par Nietzsche de son propre parcours de pensée.

La forme choisie, une fable allégorique, donne à entendre que le parcours diffère toujours selon les pas empruntés par l’esprit qui se métamorphose. En ce qui concerne Nietzsche, on peut discerner un Nietzsche chameau-wagnérien, un Nietzsche lion-généalogiste, un Nietzsche enfant-philosophe du Oui ! Mais les figures du chameau, du lion, de l’enfant, peuvent devenir le véhicule d’une infinité d’autres significations. Entre ces figures, en elles, s’ouvre une brèche entre la forme et sa signification, et ceux qui se métamorphosent prêtent à chaque fois une allure inédite aux trois états d’esprit.

La fable que raconte Zarathoustra est la suivante : le chameau est celui qui prend sur lui tout le poids de la tradition, qui tente d’honorer son « Tu-dois », le lion est celui qui se libère de ce « Tu-dois », enfin l’enfant est celui qui crée, qui recommence. Notons tout d’abord l’ordre des trois métamorphoses : c’est le récit d’un mouvement à rebours, qui décrit un retour à l’enfance.

Devenir-chameau : l’esprit s’éprouve dans une confrontation avec la tradition, il tente de satisfaire à son « Tu-dois » (Du-sollst), de se mesurer à lui ; c’est l’apprentissage à proprement parler, où l’effort de connaissance équivaut à un effort d’être à la hauteur, un effort d’appropriation et d’adéquation.

Devenir-lion : l’esprit qui s’était inscrit dans la continuité de la tradition s’en libère. Cette émancipation est toujours un geste illégitime, l’esprit ne peut pas obtenir sa liberté de la tradition elle-même, il ne peut que voler son indépendance en se soustrayant à son emprise, en interrompant sa continuité. Enfin, la fable présente le devenir-enfant :

Mais dites, mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant ?
Innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint dire Oui.
Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il faut un saint dire Oui : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde.
De l’esprit c’est trois métamorphoses que je vous ai nommées : comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau et, pour finir, enfant le lion
 [2].

Alors que le lion contestait la tradition, lui opposait sa « divine négation » (sein heiliges Nein), l’enfant, lui, va jusqu’à oublier le « Tu-dois ». Dans le regain d’innocence qui marque la troisième métamorphose, le mouvement à rebours des trois métamorphoses se révèle comme étant celui d’un désapprentissage. Le chameau désigne l’éducation dans sa cohérence traditionnelle, l’effraction pratiquée par le lion interrompt la logique d’appropriation du chameau, l’enfant désigne la ruine du savoir-faire qui fait notre maturité.

Le désapprentissage en question ne met pas au jour une nature première, bien au contraire, c’est une dissolution de ce qui est temporellement premier, à savoir : de notre propre constitution historique. L’oubli évoqué par Nietzsche n’est donc pas un retour à une origine, mais un retour sur la première fois, sur la part de commencement qui est au départ de toute habitude, de toute histoire, de notre existence même. Dans les trois métamorphoses, la part du commencement vient en dernière position parce qu’elle n’est pas directement accessible. Sa position indique que le commencement ne se donne jamais autrement qu’à travers un recommencement. La fable ne raconte pas le mythe d’une origine perdue, elle relate comment l’innocence se regagne sur la dette à l’égard de la tradition.

L’oubli dont procède le recommencement ouvre sur le jeu parce que ne plus savoir nous provoque à chercher une nouvelle fois. Ici, le jeu ne consiste pas à imiter (à « faire comme si »), mais à refaire les choses depuis le début. La défaillance de la maîtrise que produit l’oubli rend manifeste la première fois que recelait l’habitude. C’est de traverser cette première fois qui importe à l’enfant qui joue. Et l’enfant qui joue se tient tellement près du début des choses, qu’il en perd la notion linéaire du temps : « Es ließe sich alles trefflich schlichten, Könnte man die Sachen zweimal verrichten (Goethe) ; l’enfant procède selon cet adage goethéen. Simplement pour lui, il ne s’agit pas d’une seconde fois mais de nouvelles fois, de centaines, de milliers de nouvelles fois. Ce n’est pas seulement le moyen de venir à bout des premières expériences traumatiques par abrutissement, conjuration obstinée ou parodie, mais c’est aussi le moyen de goûter sans cesse, de la manière la plus intense, triomphes et victoires. L’adulte se déleste de l’horreur, jouit doublement d’un bonheur en le racontant. L’enfant recrée toute la chose depuis le début, il recommence. Peut-être est-ce là la racine profonde du double sens des "jeux" allemands : répéter la même chose serait l’élément commun aux deux. Non pas « faire comme si », mais « toujours refaire », transformer l’expérience traumatique en habitude, telle est l’essence du jeu [3]. »

Dès lors que la continuité propre à la transmission est indisponible, le jeu se révèle comme étant au départ de toute habitude, et partant, comme la matrice des trois transformations elles-mêmes. Dans la mesure où l’habitude (la tradition) nous constitue, où elle est historiquement première, nous ne saurions évidemment être à son départ, en être les inventeurs. Si le devenir-enfant est la troisième transformation, c’est bien parce que nous ne sommes jamais nous-mêmes notre propre commencement. Or recommencer, c’est précisément éprouver ceci : que nous commençons toujours avant nous-mêmes, que notre accès au commencement passe par une réinvention de la tradition.

L’exemple le plus emblématique de cette expérience est peut-être celui de notre rapport au langage [4]. L’« oubli » du langage qui accompagne le devenir-enfant ne nous fait pas tomber dans la nuit d’avant nous-mêmes, dans un silence primitif qui ne pourrait être que d’une violence absolue : il permet au soi constitué par son inscription dans le langage d’en éprouver à nouveau l’énigme, de s’étonner du don de parole qui lui revient, il rouvre le jeu du langage. Ecrire, parler c’est ne pas savoir écrire, parler. C’est une aventure immature. Ne plus connaître les formules consacrées, avoir désappris à parler, cela nous provoque encore une fois à « chercher des phrases [5] ».

D’ailleurs, à ce titre, le devenir-enfant marque aussi bien le recommencement des trois métamorphoses. Advenu dans l’oubli de la maîtrise, son jeu transforme à nouveau l’expérience de l’imprévisible en habitude, il réapprend à maîtriser, sa réitération du commencement est la matrice du devenir-chameau. L’enchaînement ne s’achève jamais, car il se développe autour de sa propre relance. Dans la figure de l’enfant, l’aptitude au commencement passe dans la répétition de l’enchaînement des trois métamorphoses. Le commencement, c’est ce qui interrompt la continuité du passé, ce qui oblige à trouver une nouvelle manière de le voir, une nouvelle manière d’être au présent.

Le commencement n’est pas à l’origine (au sens d’une substance première) des figures, mais il se retrouve dans toutes. Le chameau, le lion, sont hantés par une part de commencement, le devenir-enfant emporte toutes les métamorphoses. La mise en oeuvre du déplacement qui excède le donné - le devenir - exige de ne plus se comprendre depuis la continuité du passé, mais de réinventer le passé et partant, d’altérer le présent. D’où la dimension inventive de l’immaturité, la dimension immature de notre inventivité. Notre compréhension participe bien de manière créative à notre existence, mais elle l’instaure toujours de manière rétrospective, comme un antérieur projeté. Cette projection ne procède pas par négation, elle libère l’avenir enfermé dans le passé.

Réinventant le passé, un esprit se libère de sa dette à l’égard du « Tu-dois » de la tradition, recommence, affirme son « Je-veux ». Mais s’il se déleste ainsi du poids de la tradition, est-il pour autant libéré du plus grand poids, du « Cela fut » (Es war) qui marque notre présence même au monde ? En effet, une chose est le retour sur le jeu qui transforme l’imprévisible de ce qui nous arrive, une autre notre arrivée elle-même, notre naissance. Devoir sa vie, sa présence même, n’est-ce pas là une limite indépassable pour la volonté ? Comment peut-on, même rétrospectivement, transformer cette dette, « vouloir sa propre volonté », comme le dit Nietzsche à propos du devenir-enfant ?

« Vouloir sa propre volonté » ne peut pas seulement vouloir dire transformer rétrospectivement le « Tu-dois » en « Je-veux », cela exige encore cette chose à la fois si simple et si difficile : vouloir être soi. C’est cette volonté que Nietzsche appelle une « réconciliation avec le temps, et une plus haute chose que toute réconciliation [6]. » Epictète donne une formule exemplaire de cette réconciliation dans un de ses conseils : « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux [7]. » Zarathoustra répond aux bossus et infirmes qui lui demandent de les guérir dans l’esprit de cette formule :

« Cela fut », ainsi se nomme du vouloir le grincement de dents et sa plus solitaire tribulation. contre tout ce qui est déjà fait ne pouvant rien - de tout passé il est méchant observateur.
[...]
« Qu’un fait s’anéantisse, c’est là chose impossible ; comment se pourrait-il que par le châtiment un fait devînt un non-fait ? Voici, voici, qui est l’éternel dans le châtiment d’« exister » : que l’existence même ne puisse être à tout jamais que fait et culpabilité. »
[...] - mais vous connaissez bien, mes frères, cette fable que chante le délire !
Hors de ces fables et chansons vous ai conduits quand je vous enseignai : « le vouloir est créateur ! »
Fragment, énigme, cruel hasard, ainsi est tout « Cela fut » jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais ainsi l’ai voulu ! »
- jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai ! »
Mais de la sorte a-t-il parlé déjà ? Et quand le fera-t-il ? De sa propre folie le vouloir s’est-il désharnaché ?
Le vouloir est-il devenu lui-même un rédempteur et un porteur de joie ? De l’esprit de vengeance et de tous grincements de dents a-t-il désappris les leçons
 [8] ?

Alors que la fable des trois transformations était adressée indifféremment aux disciples ou aux animaux du Zarathoustra, ce discours est tenu aux bossus et autres infirmes, dont un lui fait remarquer qu’avec cette « langue bossue » il parle autrement avec eux, et avec lui-même, qu’avec ses disciples. Ce discours adressé à ceux qui demandent instamment à ne plus être qui ils sont radicalise encore le propos sur la métamorphose. Car l’inévitabilité de notre propre présence au monde, de notre corps, semble condamner la fable allégorique à n’être qu’un beau discours. La réinvention du passé ne serait-elle qu’une figure de l’esprit ?

En tant qu’il est l’obstacle suprême pour la volonté, le « Cela fut » renvoie à l’indépassabilité de notre naissance [9]. En effet, tant qu’un esprit conçoit sa volonté comme souveraine, sa propre naissance est ce qui le met irrémédiablement en échec : s’il peut encore entretenir l’illusion de maîtriser sa mort en l’affrontant, il ne peut ni se réapproprier sa naissance, ni la supprimer, pas même en s’enlevant la vie. Quoi qu’il en soit, dès lors qu’il est là, sa naissance aura déjà eu lieu, et cela sans qu’il le veuille.

Pour ceux qui ont une volonté créatrice, le « Cela fut » dont procède l’existence n’est plus châtiment, mais sa contingence apparaît comme telle, « fragment, énigme, cruel hasard ». S’apercevant comme déjà né dans un monde donné du même coup et déjà là, ils perçoivent que leur naissance n’est pas moins contingente que leur mort.

Dès lors que nous questionnons l’énigme de notre naissance, nous questionnons l’énigme de notre singularité. Et comme nous nous éprouvons d’abord comme singuliers en ressentant notre disparition possible, elle ne peut que surgir après que nous ayons éprouvé notre mortalité : la perspective de la mort ouvre en retour sur une interrogation de la naissance. Cela ne signifie pas pour autant que celle-ci soit moins primordiale : il ne saurait y avoir d’affirmation de la contingence qui ne soit aussi celle de notre naissance même.

La contingence à laquelle est suspendue notre existence singulière n’est pas moins celle de notre naissance que de notre mort. Notre soi tient aussi bien à l’improbable conjugaison des circonstances et des rencontres qui nous ont fait être là qu’à l’ouverture sur l’imprévisible que marque notre possible disparition. Ou pour le dire autrement : exposés à l’incalculable de l’à-venir, nous en provenons toujours déjà.

Disant qu’il a vu de pires choses que des hommes à qui il manque quelque chose, Zarathoustra rappelle qu’il n’y a pas moins de contingence à être né sans infirmité qu’avec ; quelle qu’elle soit, on ne peut guérir de la contingence. Vouloir être là veut dire vouloir être ce soi-ci unique, différent de tout autre à venir, en vie, ou ayant vécu. De ce fait, s’éprouver comme déjà né, c’est éprouver l’improbabilité folle de notre existence singulière, du seul être sans lequel pour nous rien ne serait. Et affirmer notre présence au monde, c’est vouloir cette suite pourtant entièrement fortuite comme la nécessité même, puisque c’est d’elle que résulte notre naissance : c’est vouloir comme nécessité ce qu’il y a d’inattendu, d’inappropriable dans le commencement. Cette volonté-là, qui conjugue inextricablement nécessité et contingence, qui acquiesce à l’imprévisible comme à la loi même de l’existence, tient bien d’une immaturité.

Le fait d’ajouter un « Je le voulais, je le veux, je le voudrai » au « Cela fut » transforme ce dernier, délivre la volonté de sa propre folie. La volonté cesse de se venger contre l’irréversibilité du temps lorsqu’elle comprend le passé non plus comme inaltérable, mais comme devenu ; et dans la mesure où elle s’appréhende elle-même comme élaboration du devenir, (comme « vouloir créateur »), le passé ne lui semble plus alors comme l’autre de la volonté, comme son fardeau.

Le « Tu-dois » de la tradition procède de la continuité temporelle, d’un enchaînement qui fait découler l’avenir du passé. S’émanciper du « Tu-dois », passe par un recommencement. Mais justement, vivre la modernité comme telle exige de ne plus s’inscrire dans une continuité temporelle. Dès lors, il se pourrait bien que l’affirmation du recommencement implique la réconciliation avec l’immaturité persistante de notre être. Cette dernière s’avère alors comme une pratique essentielle à la vie moderne.

Le recommencement découvre et affirme ce qui, de la temporalité, est hétérogène à toute continuité, irréductible à toute causalité : l’advenue qui correspond à la naissance. Ce qui est en jeu dans cette réconciliation n’est donc rien d’autre que l’expérience de la discontinuité temporelle comme telle. Elle désigne l’expérience de la temporalité spécifique à la modernité. Ni innovation « absolument moderne », ni reconduction continue de la tradition, l’inventivité est l’articulation du commencement constitutif de nos existences temporelles.

Précisons encore que de ce point de vue, la naissance ne renvoie pas à l’advenue du neuf (de quelque chose), elle désigne la nouveauté que constitue l’advenue elle-même (ce qui vient au monde lorsque quelqu’un naît, ce n’est justement pas quelque chose mais un commencement). Pour le dire avec Franz Rosenzweig : « non pas quelque événement qui arrive dans le temps, mais l’événement du temps lui-même [10]. »

Le regain d’innocence de celui qui crée, qui « veut sa propre volonté » renvoie à une transformation de son rapport au temps. Le futur n’est plus pour lui la prolongation du passé, son présent ne consiste pas à s’acquitter de sa dette envers ce dernier en l’accomplissant, en s’efforçant de contribuer à sa réalisation future, à son achèvement. Dans la mesure où sa naissance ouvre une brèche dans le temps [11], celui qui dit « Oui ! » à cette naissance se perçoit comme le dépositaire non pas d’un testament à exécuter, mais d’un geste d’initiative qui constitue sa présence même au monde : s’insérant entre passé et futur, il fraye le tracé de cette brèche, écarte le temps de lui-même. « Vouloir sa propre volonté », ce n’est pas devenir maître du temps, mais bien au contraire s’inscrire au lieu de son déboîtement, de sa disjonction, affirmer l’advenue comme telle. C’est à ce titre que la volonté « devient [elle]-même un rédempteur et un porteur de joie », qu’elle désapprend la vengeance : déjà née, elle se découvre héritière, non pas d’une dette, mais du commencement qui entra dans le monde avec sa naissance.

En tant que modalité du commencement, l’immaturité tend à creuser la dimension lacunaire, incomplète de l’existence, élaborant ce qui, de la physique elle-même, excède toujours le donné : sa part d’imprévisible, son passage même, ou dans un lexique lacanien, le réel. Ce qui fait retour dans l’immaturité, ce n’est pas une puissance originelle, une force première, mais la part de commencement qui fait de notre existence un conflit intempestif, l’ouverture et le tracé d’une « brèche dans le temps ».

Antonia Birnbaum
Janvier 1999


[1La connotation originaire de l’innocence date du christianisme, et ne coïncide pas nécessairement avec sa qualité morale. Par exemple chez les romains, l’innocent est celui qui s’abstient de faire sciemment le mal, ou qui n’est pas suffisamment au fait de la manière dont opère le monde dans lequel il vit. L’innocence n’est pas irréversible.

[2Friedrich Nietzsche, Oeuvres philosophiques complètes, tome 6 : Ainsi parlait Zarathoustra, texte et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p. 38. (Traduction modifiée.)

[3« Spielzeug und Spielen. Randbemerkungen zu einem Monumentalwerk », in Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, publiés sous la direction de Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Francfort, Suhrkamp, 1982, tome III, p. 127-132. (Traduction A.B.)

[4Sur le privilège qu’acquiert le langage au détriment de la musique dans la notion d’art développée par Nietzsche postérieurement à La Naissance de la tragédie, voir Philippe Lacoue-Labarthe, « Le détour », in Le sujet de la philosophie, Typographies I, Paris, Aubier Flammarion, 1979, p. 33-74.

[5Voir à ce propos le livre de Pierre Alféri, Chercher une phrase, Paris, Christian Bourgois, 1991.

[6Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 161. (Traduction modifiée.)

[7Manuel d’Epictète in : Marc Aurèle, Pensées pour moi-même suivies du Manuel d’Epictète, Paris, Garnier Flammarion, p.210.

[8Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 160-161.

[9En interrogeant le « Cela fut » relativement à un acquiescement singulier de notre naissance, nous proposons une lecture possible de l’affirmation temporelle qui délivre de l’esprit de vengeance. Dans « Nietzsches Zarathoustra », Heidegger comprend la haine contre le « Cela fut » comme une haine contre l’éphémère de la temporalité elle-même, comme un désir métaphysique d’immuable. Dans cette logique, la délivrance de l’esprit de vengeance correspond à une affirmation de l’éternel retour du Même, vouloir sa propre volonté revient à affirmer le cercle dans et par lequel la temporalité de tout étant fait elle-même retour. Voir « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche », in Martin Heidegger, Essais et Conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 116-151.

[10« Nicht daß etwas in der Zeit geschieht, die Zeit selbst geschieht. » Malgré de longues recherches, nous n’avons malheureusement pu retrouver l’endroit exact où Franz Rosenzweig écrit cette phrase. Mais elle est imprimée dans notre mémoire, et nous croyons que c’est la version exacte.

[11Nous empruntons ici les termes employés par Hannah Arendt dans la préface à La Crise de la culture, intitulée « La brèche entre le passé et le futur ». Cet emprunt rend hommage à sa réflexion sur la natalité, mais il nous semble d’autant plus autorisé à cet endroit que l’évocation par Arendt de cette brèche comme de « ce petit non-espace-temps au coeur même du temps, qui contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau. » (Hannah Arendt, La Crise de la culture, trad. J. Bontemps et P. Levy, Paris, Gallimard, 1972, p.24) paraît comme une référence à peine voilée à ces phrases de Nietzsche : « [...] qu’on se représente un homme bouleversé et entraîné par une violente passion, que ce soit pour une femme ou pour une grande idée [...]. C’est l’état le plus injuste de la terre, borné ingrat envers le passé, aveugle aux dangers, sourd aux avertissements, un petit tourbillon de vie au milieu d’un océan figé dans la nuit et l’oubli : et pourtant cet état - absolument non historique, anti-historique - n’engendre pas seulement l’action injuste, mais aussi tout acte de justice ; et nul artiste ne réalisera son oeuvre, nul général ne remportera sa victoire, nul peuple ne conquerra sa liberté, qu’il ne les aient auparavant désirées et poursuivies dans un tel état de non-historicité. » Friedrich Nietzsche, Oeuvres philosophiques complètes, tome 2 : Considérations inactuelles I, II, III, IV, « De l’utilité et des inconvénients de l’Histoire pour la vie », texte et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 1971, p. 99.

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