Castoriadis

Où était Ça, Je dois/doit devenir : psychanalyse et autonomie

« Freud est revenu à plusieurs reprises sur la question de la fin et des fins de l’analyse, en en donnant des définitions diverses et apparemment différentes. Une des plus tardives, selon moi la plus riche, la plus prégnante et la plus risquée, c’est le célèbre Wo es war, soll Ich werden, où était Ça, Je dois/doit devenir. J’ai déjà commenté longuement cette formulation ailleurs [1] et je me borne à résumer mes conclusions. Si – comme semble malheureusement l’impliquer la suite immédiate du texte de Freud – nous comprenons cette phrase comme voulant dire : le Ça, le Es, doit être éliminé ou conquis par le Je, le Ich, asséché et cultivé comme la Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible et monstrueux [2]. Inaccessible, puisqu’il ne peut pas exister d’être humain dont l’inconscient a été conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises à un contrôle complet par les considérations rationnelles, qui a cessé de phantasmer et de rêver. Monstrueux, puisque si nous atteignions cet état, nous aurions tué ce qui fait de nous des êtres humains, qui n’est pas la rationalité mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable de notre imagination radicale créatrice dans et par le flux des représentations, des affects et des désirs. Au contraire, une des fins de l’analyse est de libérer ce flux du refoulement auquel il est soumis par un Je qui n’est d’habitude qu’une construction rigide et essentiellement sociale. C’est pourquoi je propose que la formulation de Freud soit complétée par : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, là où Je suis/est, Ça doit aussi émerger.

L’objectif de l’analyse n’est pas d’éliminer une instance psychique au profit d’une autre, mais d’altérer la relation entre instances. Pour ce faire, elle doit altérer essentiellement l’une de ces instances : le Je, ou le conscient. Le Je s’altère en recevant et admettant les contenus de l’inconscient, en les réfléchissant et en devenant capable de choisir lucidement les impulsions et les idées qu’il tentera de mettre en acte. En d’autres termes, le Je a à devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et de volonté. Le but de l’analyse n’est pas la sainteté ; comme a dit Kant, personne n’est jamais un saint. Ce point est décisif : il oppose explicitement l’analyse à toutes les éthiques fondées sur la condamnation du désir, et donc sur la culpabilité […].

J’ai parlé de relation altérée entre instances psychiques.

On peut la décrire en disant que le refoulement laisse la place à la reconnaissance des contenus inconscients, et la réflexion sur eux, et que l’inhibition, l’évitement ou l’agir compulsifs laissent la place à la délibération lucide. L’importance de ce changement ne se trouve pas dans l’élimination du conflit psychique [mais] dans l’instauration d’une subjectivité réflexive et délibérante, qui a cessé d’être une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée et a reconnu et libéré l’imagination radicale au noyau de la psyché.

Je traduis le werden de Freud par devenir (qui est son sens exact) et non pas par « être » ou même « advenir », car la subjectivité que j’essaie de décrire est essentiellement un processus, non pas un état atteint une fois pour toutes. C’est aussi pourquoi je dirai que nous pouvons élucider la fin de l’analyse, non pas la définir strictement. Ce que j’appelle le projet d’autonomie, au niveau de l’être humain singulier, est la transformation du sujet de manière qu’il puisse entrer dans ce processus. La fin de la psychanalyse est consubstantielle avec le projet d’autonomie. »

Compléments bibliographiques :

Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Séminaire, VII :« Là où ça était, Je dois advenir. »

Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », (in Écrits, Le Seuil, 1966, p.524 : « Là où fut ça, il me faut advenir. ».

Lacan ajoute sur cette fin que la découverte de Freud propose à l’homme : « Cette fin est de réintégration et d’accord, je dirai de réconciliation (Versöhnung). »

C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Points Seuil, p.150-158 ; Les Carrefours du labyrinthe, Points Seuil, p. 33-157.

[1L’Institution imaginaire de la société, p. 138-146 [rééd., p. 150-158] ; Les Carrefours du labyrinthe, p. 29-122 [rééd., p. 33-157]. La phrase discutée de Freud vient des Nouvelles Leçons d’introduction à la psychanalyse (1933). Ailleurs et fréquemment, Freud parle de domptage ou apprivoisement (Bändigung) des pulsions.

[2Freud, évidemment, savait cela parfaitement, comme le montrent plusieurs formulations dans « Analyse terminable et interminable ».

Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et politique », in Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990 ; rééd. « Points Essais », 2000.